Leurs silhouettes se détachent dans le halo rougeoyant des flammes dévorant les pneus en caoutchouc. Enveloppés de fumée noire, des dizaines d’anonymes empilent des briques et disposent des troncs d’arbre ou des cylindres métalliques en travers d’une route de la capitale soudanaise. « Ce qu’ils détruisent, nous le reconstruisons », lâche l’un d’eux, le visage couvert de suie. Un peu plus tôt, des miliciens des Forces de soutien rapide (FSR), aux ordres d’un des généraux putschistes, Mohammed Hamdan Daglo, dit « Hemetti », avaient dégagé le passage, débarqués à bord de pick-up équipés de mitrailleuses Douchka.
Mardi 26 octobre, il n’y avait pas de manifestations massives dans les rues de Khartoum, la capitale du Soudan, mais des blocages épars au sein des quartiers. Les barricades, tenues par de petits groupes de protestataires, ont poussé comme des champignons sur les routes secondaires. A bonne distance des forces armées déployées sur les grands axes, en appui aux putschistes du général Abdel Fattah Al-Bourhane, après l’arrestation, lundi, des principaux ministres civils du gouvernement.
« On ne bougera pas d’ici tant que cette junte militaire n’aura pas rendu le pouvoir aux civils, promet un étudiant en informatique. Aujourd’hui, j’attends que la justice soit rendue, je suis prêt à mourir pour cela. » Pour lui, il ne fait aucun doute que le général Abdel Fattah Al- Bourhane et son ancien adjoint « Hemetti » ont tenté le coup de force pour échapper à la justice transitionnelle. « Ils agissent dans leurs intérêts propres. Ils sont comme [l’ancien dictateur Omar] Al-Bachir. Tu remplaces le chien par un renard », abonde un ingénieur, observant, les bras croisés, des lycéennes s’égosiller en criant des chants révolutionnaires.
« Actes de torture »
Cet art de la barricade, qu’ils surnomment « Tétris », beaucoup de manifestants l’ont déjà pratiqué pendant le mois de juin 2019. A l’époque déjà, les militaires avaient tenté de s’accaparer tout le pouvoir à la suite du renversement d’Omar Al-Bachir. Des centaines de manifestants qui participaient à un sit-in devant le quartier général de l’armée avaient été tués par des soldats et des forces de sécurité. La guérilla urbaine pacifique menée par les révolutionnaires avait porté ses fruits en éreintant les forces de sécurité aux ordres du conseil militaire de transition qui avait succédé au dictateur déchu. Elle avait surtout permis de gagner un peu de temps jusqu’à ce que les organisations civiles appellent à la milioniyya, la marche du million, qui avait, le 30 juin, amené les généraux à la table de négociations avec la coalition de partis civils issus du soulèvement populaire.
Dans sa deuxième allocution, à la mi-journée, mardi, le général Al-Bourhane a refusé le terme de « coup d’Etat », préférant parler de « rectification du cours de la révolution ». Il a rejeté la faute sur les divisions au sein des partis civils et assuré avoir agi dans l’intérêt du peuple. « Il veut faire comme [le maréchal Abdel Fattah] Al-Sissi en Egypte, mais il a oublié qu’il n’a aucun soutien de la rue », commente un manifestant.
Après que le nouveau maître de Khartoum a affirmé que les communications allaient être rétablies, les Soudanais se sont rués sur leurs téléphones. En quelques minutes, les vidéos enregistrées depuis lundi ont déferlé sur les réseaux sociaux. « On a pu constater que l’armée avait procédé à des actes de torture, en ciblant notamment les étudiants et les jeunes. Al-Bourhane dit qu’il agit dans l’intérêt de la jeunesse, mais nous ne sommes pas dupes », déplore l’étudiant de 23 ans.
« Ils ont décapité l’utopie »
Mardi, les soldats ont poursuivi leurs raids sur les campus et dans les internats des universités. Plusieurs figures de la société civile ont été arrêtées, comme Yassin Hassan Abdelkarim, président du Comité des enseignants soudanais, Ismail Al-Taj Mustafa, l’un des représentants de l’Association des professionnels soudanais (APS), fer de lance de la contestation de 2019, ainsi que Siddiq Al-Sadeq Al-Mahdi, membre du parti islamiste Oumma qui participait au gouvernement dissous et frère de la ministre des affaires étrangères.
A la nuit tombée, les connexions ont de nouveau été suspendues. Des coups de feu ont retenti. Dans plusieurs quartiers de la capitale, des forces mixtes composées à la fois de militaires de l’armée régulières et de miliciens FSR ont chargé des manifestants. A minuit, l’Association des professionnels soudanais a dénoncé ces attaques sur différents rassemblements pacifiques à travers le pays. « Nous invitons les révolutionnaires à éviter toute escarmouche avec eux et à ne pas hésiter à évacuer les positions afin de sauver des vies », exhortait le communiqué, tout en appuyant sur la nécessité de poursuivre la désobéissance civile de masse afin d’épuiser les forces armées.
Mardi, la capitale tournait au ralenti sur fond de grève générale. Les employés des banques, des compagnies pétrolières, des administrations, les fonctionnaires, les professeurs et les médecins, ne se sont pas rendus à leur travail. « Les généraux ne se rendent pas compte de ce qu’ils ont créé. Ils ont décapité l’utopie bâtie sur le sit-in en 2019 et aujourd’hui ils tentent de nouveau de nous étrangler dans la rue », enrage une manifestante. « Il n’y aura pas de retour en arrière », répète-t-elle comme un mantra. De nombreuses organisations de la société civile, emmenées par l’APS et les comités de résistance, ont appelé à une mobilisation massive, samedi 30 octobre.