Sheila, ancienne enseignante: du tableau noir au trottoir

6 years, 11 months ago - May 01, 2017
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Dans la chaleur moite de la nuit rose-hillienne, quelques silhouettes dénudées. Les tenues sont plutôt sobres, estivales, légères mais pas trop vulgaires. Il semble que ce soit la nouvelle tendance chez les prostituées; se faire remarquer sans trop en faire.

Sous un réverbère défoncé, une jeune femme visiblement branchée mode. Combi noire sur le dos, téléphone rose à la main, elle racole timidement. Jetant un regard tout sauf concupiscent en direction des clients potentiels.

La colombe de nuit n’est même pas maquillée. Encadrant son visage ovale, jovial, des cheveux teints en châtain. Elle s’approche du véhicule avec prudence, jette un coup d’œil à l’intérieur, lance un «bonsoir» d’une voix enrouée, faussement enjouée.

Non, Sheila (prénom modifié) ne pourra pas se joindre à nous pour la fête au campement. Parce qu’elle termine le boulot à 23 h 30, en général. À cause de son bébé âgé d’un an. Qu’elle confie à une ancienne copine de collège pendant qu’elle se prostitue.

Sheila s’exprime tantôt en créole, tantôt en français. Si elle fait le trottoir, c’est pour que son enfant ne se retrouve pas à la rue.

«Je suis une ancienne trainee teacher. J’enseignais à des élèves de troisième.»

Quand elle est tombée enceinte, la direction de l’école lui a donné sa feuille de route. «Je n’avais pas encore mon diplôme, je n’ai pas pu compléter mes études», précise la maman âgée d’une vingtaine d’années. Comme un malheur n’arrive jamais seul, son mari a trouvé le moyen de la tromper. «Linn amenn fam-la lakaz, monn alé.» Le toit familial, elle l’a quitté à 18 ans. Pas moyen, aujourd’hui, d’y retourner.

Compétition féroce

Prenant son grand courage à deux mains, ce petit bout de femme a alors décidé de vendre ce qu’elle pouvait : ses charmes. Allant jusqu’à affronter les coups de griffes et les coups de cutter des «anciennes», qui n’apprécient pas la présence d’une nouvelle gazelle sur le territoire où elles chassent depuis longtemps. Les séquelles sont visibles : une cicatrice zèbre sa joue.

Qu’importe, Sheila n’a pas l’intention de se laisser faire. A-t-elle essayé de trouver un autre emploi ? Encore faut-il qu’il y en ait, quand on sait que la compétition est féroce, que les chômeurs diplômés sont nombreux, trop nombreux. Difficile d’aller travailler à l’usine pour Rs 10 000 quand il faut payer des couches et des boîtes de lait hors de prix.

Sans compter le fait qu’elle doit s’acquitter du loyer. «Pa koné ziska kan pou réssi débat la.» Pour joindre les deux bouts, Sheila réclame Rs 1 500 pour une passe d’une heure. Un forfait complet «tout compris».

Une fois le travail terminé, elle passera prendre son enfant chez son amie. Puis, à pied, toute seule, maman ramènera son bébé à la maison. Là, les câlins et la tendresse rendront le sourire à la fille de joie à la mine plutôt triste.

Franco le maquereau

Il rôde autour des filles. Il surveille leur va-et-vient. Il est en tenue de camouflage. Le blouson en cuir noir lui permet de se faire discret sous le ciel de jais. Franco (prénom modifié), l’oiseau de nuit, est un maquereau. Il nous «prêterait» volontiers sa «copine», qui trace, un peu plus loin. Il est même prêt à nous faire un prix. «En principe, c’est Rs 1 500. Mais si c’est pour plusieurs heures, kapav fer enn lizaz.» Les étrangers, eux, risquent de se faire plumer par le corbeau. Calme et posé, Franco a une voix à la Barry White, un physique à la Eddy Murphy. Barry Murphy nous fait également comprendre que les «extras», comme le strip-tease, coûtent plus cher. Il troue également le porte-monnaie des lesbiennes et des sodomites. «Il faut montrer plus de billets pour ça…» Le pourcentage qui revient à Franco ? Il n’est pas fixe. Ce sont les filles qui décident si elles veulent le gâter ou pas, assure-t-il. N’empêche, le maquereau se charge de protéger ses sirènes et d’effaroucher les requins trop entreprenants. Avant de s’en aller, Franco réclame une cigarette. Il va rejoindre les filles, qui se font allumer. Même s’il est rarement dans le feu de l’action, il veille au grain. Franco n’est jamais loin…

Ana, mère et fille de joie

Elles ont entre 20 et 25 ans. Portent des tenues de tous les jours, des chaussures plates, sont allées chez le coiffeur avant de venir au «boulot». Et, trois de celles que nous avons rencontrées sont mamans. Le visage poupon d’Ana (prénom modifié) sort de l’ordinaire. À 21 ans, la jeune femme est à peine sortie de l’adolescence. Mais elle a elle-même un enfant de 6 ans. Elle a commencé à se prostituer il y a quelques jours seulement. «Pour nourrir son bébé», dit-elle. Elle a beau être novice, elle semble maîtriser l’art de la négociation.

Le tarif pour une heure : Rs 1 500. Sans une once d’hésitation, elle est prête à nous suivre au campement. «Passez me prendre dans 15 minutes», lâche-t-elle après quelques minutes. Elle précise qu’elle viendra avec quelques copines, «bann parey kouma [mwa]», qui ont tout récemment rejoint le monde de la nuit. «Nous serons seules si vous nous assurez que nous ne courons aucun danger.»

Entre deux coups de fil, elle «chasse» un motocycliste à qui elle refuse de donner son prénom. Il insiste. Difficile de repousser un taureau en rut quand on entre dans l’arène en agitant le drapeau rouge. Mais elle ne cède pas. Dans sa voix, l’assurance d’une femme d’affaires. La nécessité est elle aussi mère d’industrie.

Text by lexpress.mu

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